Une autre crise risque fort de nous toucher tout prochainement…

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Elle se nomme pénurie, et elle concerne l’ensemble des pays industrialisés !

La crise du Covid, et la pandémie qui a suivi, avec le confinement et les différentes mesures à tous niveaux à l’échelle mondiale ont fait couler beaucoup d’encre. Chaque filière y est allée de sa vision, chaque pays a pris ses décisions, sans trop de concertation d’ailleurs – et nous sommes polis ! – au niveau mondial, et pas plus au plan de l’Union. Un an plus tard, alors que des lueurs de plus en plus franches de reprise semblent se faire jour, nous avons rencontré le Président du Club des grandes entreprises de la province de Luxembourg, René Masson, pour aborder une situation inédite qui paraît de plus en plus inéluctable pour l’industrie mondiale, et donc européenne, et donc belge, wallonne, et encore in fine – et c’est ce qui nous préoccupe plus particulièrement – luxembourgeoise !

Ne jouons pas les mijaurées, on dénombre sur le plan économique de nombreux secteurs qui n’ont rien perdu à cause de la crise. Certains ont même largement bénéficié de cette situation pour le moins inconnue. C’est ainsi, c’est la vie, et on ne va pas faire comme si cela n’avait pas existé. Sauf que dans une économie mondialisée, et pour paraphraser le chanteur Bénabar, un battement d’ailes en Asie… balaie les certitudes jusqu’à Aubange, Libramont et Virton. Si, si…

Le Club des grandes entreprises de la province de Luxembourg rassemble, comme son nom l’indique, les plus grosses structures présentes chez nous. Pêle-mêle, et sans surprise, on y rencontre des patrons actifs dans la construction, le commerce, un peu d’horeca, l’automobile… et l’industrie, qu’elle soit chimique, bois, plastique, pharmaceutique, agroalimentaire… On trouve aussi dans les membres de ce Club un peu sélect des logisticiens, des fabricants de composants, des filiales de groupes mondiaux, des entreprises familiales…

Tous ces gens partagent des réalités et confrontent leurs idées sur des problématiques communes ou des situations spécifiques. Et le croirez-vous, leur inquiétude principale, alors que l’on parle de plus en plus du déconfinement, de la vaccination et d’un potentiel retour à une vie quasi normale : la pénurie ! Oui, oui, vous avez bien lu, la pénurie de matières premières. Une problématique mondiale qui recouvre diverses facettes et frappe déjà l’industrie… mais qui va sans doute aussi, dans les prochains mois, heurter de plein fouet nos économies de terrain, via les PME et TPE, et inévitablement entraîner des réactions en chaîne, y compris en termes financiers, avec plus que probablement des hausses de prix à la clé. 

Au Club, entre le haut et le bas, les patrons s’inquiètent aujourd’hui en effet de la raréfaction de l’acier à l’échelle du monde qui met déjà des usines à l’arrêt ou presque, du manque de bois, de l’arrivée au compte-gouttes des composants électroniques, et jusqu’au manque de containers pour faire transiter les marchandises entre des implantations chez nous et les clients en Afrique ou en Asie. Ce qui inquiète aussi, c’est que l’adage qui veut que ce qui est rare soit aussi cher… risque d’handicaper la relance attendue par nos économies puisque le manque de matières premières sur les marchés internationaux fait déjà tout doucement augmenter les prix.

À cela s’ajoute le nouveau pouvoir des producteurs de ces fameuses matières premières, et/ou de matériaux parfois très évolués, comme les composants électroniques, qui décident de la destination de leurs produits en fonction des acheteurs. Or, on sait que toutes les filières n’achètent pas aux mêmes prix, et que les besoins des uns sont très différents de ceux des autres. Du coup, comme la plus belle des filles du bal, ces producteurs, le plus souvent asiatiques, pourront choisir « l’élu », et reléguer les autres sur la liste d’attente, au son d’un « C’est à prendre ou à laisser, des dizaines (ou des centaines) d’autres attendent… ». Dans certains secteurs, les prix des matières premières auraient déjà grimpé en flèche jusqu’à atteindre cinq fois leur valeur, avec par exemple, sur le plan logistique, des containers vendus hier 2.000 euros qui en valent aujourd’hui, paraît-il, près de quatre fois plus ! Dans le secteur chimique, il semblerait que le prix de certaines matières ait augmenté de manière déraisonnable, mais c’est le marché qui régule cela, de 15 à 200 % !

On manque de carton, on manque de bois, on manque d’acier ! Et la dérégulation est mondiale. Accentuée par le fait, rappelez-vous des fameux masques dont les fabricants ont disparu chez nous, que l’atelier du monde n’est plus aujourd’hui dans les pays industrialisés d’hier, donc entre autres ici au coeur de la vieille Europe, ce qui nous positionne dans un inconfort total puisque notre marge de négociation est plus que ténue, surtout si l’on est belge, wallon, luxembourgeois.

Nous nous sommes assis aux côtés de René Masson, Président du Club des grandes entreprises de la province de Luxembourg, pour un rendez-vous très intéressant sur ce sujet qui touchera plus que probablement demain tous les Belges à leur niveau. Interview…

EA : Monsieur Masson, vous êtes vous-même à la tête d’une grande entreprise, Director Global Engineering and R/D, Wiper et Plant Manager chez Trico, ex- Champion, à Aubange, vous connaissez donc plutôt bien la situation. Voudriez-vous nous expliquer la réalité de cette problématique importante ?

René Masson : En fait, chaque fabrication dépend d’une « supply chain » très complexe pour pouvoir fabriquer un produit, et donc le livrer au client en temps et en heure. De surcroît, durant ces dernières décennies, le « just in time » a été poussé à l’extrême, ce qui ne laisse plus beaucoup de coussin de sécurité dans la chaine logistique. Ceci est possible grâce à des systèmes de gestion de production très sophistiqués, pilotés par informatique et utilisant des algorithmes complexes. L’arrêt brusque de la consommation, en mars-avril dernier, et donc de nombreuses entreprises – arrêt suivi par une incertitude de taille sur le redémarrage et son niveau – ont bousculé toutes ces chaînes logistiques, qui sont donc maintenant désordonnées, sans compter le transfert de besoins très rapide de certains secteurs vers d’autres, comme celui du numérique en général.

EA : Comment en arrive-t-on à un tel constat et quand avez-vous relevé les premiers signes de cette potentielle pénurie ?

René Masson : Dans le domaine de l’automobile, les premiers signes sont venus au 4e trimestre 2020, avec la pénurie mondiale de puces électroniques fabriquées majoritairement, si pas exclusivement, en Asie. Un redémarrage rapide de l’économie chinoise, une demande accrue venant de tous les producteurs de produits numériques soudainement en croissance exponentielle, et ceci combiné à une prévision erratique des constructeurs automobiles européens et américains, ont mis le monde de l’automobile en danger suite à la pénurie de ces composants. Ceci prend désormais des proportions inquiétantes… jusqu’à arrêter des lignes de production de voitures, fin d’année 2020, mais encore plus en ce premier trimestre 2021 ! Et quasiment tout le monde y passe : VW, Renault, Audi, Ford aux USA…

EA : Cette réalité se fait également jour dans d’autres filières… et de multiples manières !

René Masson : Oui, ceci a rapidement été suivi par des alertes sur l’acier, dès décembre 2020, sous forme d’augmentations significatives de prix à prendre ou à laisser, voire de réponses ambiguës sur la possibilité de livraison. Et nous avons même vu, en ce tout début d’année, un rejet de certaines commandes envoyées à nos fournisseurs, sous prétexte de pénurie mondiale. Un producteur de Polyamide 6.6, bien connu à l’échelon mondial a, par exemple, officiellement déclaré une situation de « force majeure » pour le monde entier !

EA : Vous êtes, vous aussi, on l’a dit, le directeur d’une filiale d’un groupe mondial, invité au ‘board’ : quelles solutions des géants, comme celui qui vous emploie, entrevoient-ils ?

René Masson : Nous devons revoir notre chaîne logistique, commander beaucoup plus tôt. C’est le cas, entre autres, de l’acier que nous avions par exemple pour habitude de commander 3 à 4 mois à l’avance ! Le changement concret nous fait maintenant passer à 6 voire 8 mois ! Nous sommes également sur des procédures accélérées de validation de fournisseurs alternatifs, voire de matières alternatives en plastiques, notamment. Une autre réalité, plus conséquente pour nous, va nous pousser à revoir certains produits en attendant que ça aille mieux. Dans les faits, Trico fournit un modèle Ford aux USA pour lequel nous allons basculer d’un moteur d’essuie-glace bardé d’électronique à un moteur rotatif classique de l’ancienne génération, juste pour pouvoir livrer…

EA : A-t-on une idée, même ténue, sur la durée de cette crise nouvelle. Cela risque-t-il de durer, de devenir structurel ?

René Masson : Ceci est très difficile à dire mais, dans tous les cas, nous nous attendons minimum à une année 2021 parsemée de difficultés de part et d’autre. Quant à l’avenir, c’est plus compliqué ! Il est en effet difficile de se projeter plus loin et de voir si ceci va devenir structurel ou pas. Cela dépendra de l’agilité des entreprises de production au niveau mondial à s’adapter à la nouvelle donne. Il y a très certainement aussi un effet « papier toilette » là-dedans (rire). Vous vous souvenez de la folie dans les magasins au premier confinement. Je me demande si on n’en est pas là, avec une ‘sur-commande’ de tous les donneurs d’ordre, qui veulent augmenter leurs stocks pour se protéger en 2021. Ceci accentue l’effet de pénurie à court terme, c’est évident !

EA : Y a-t-il toujours, selon vous, des risques économiques (faillites, pertes d’emplois, délocalisations…) pour les entreprises installées chez nous ?

René Masson : On est proche, là, d’une question de macro-économie, qui n’est pas ma spécialité. À court terme, il y aura des impacts ponctuels par suite de cette pénurie. Néanmoins, j’aurais plutôt tendance à dire que la prise de conscience de cette faiblesse détectée de la globalisation de l’économie va diriger les entreprises à revoir leur chaîne logistique et leur panel de fournisseurs vers des solutions moins globales et plus diversifiées, qui devraient plutôt être bénéfiques. Je ne parlerais donc pas de délocalisations mais, à l’inverse, de relocalisations ! En effet, je n’en ai pas parlé, mais les transports intercontinentaux sont aussi largement impactés avec un manque de containers, de navires pour transporter toutes ces marchandises qui font bondir les prix et augmenter les coûts logistiques de façon importante. Ceci pourrait donc influencer les stratégies de société…

EA : En quoi les PME, et même le citoyen, doivent-ils s’inquiéter ?

René Masson : À court terme, comme vous le mentionnez dans votre introduction, l’effet de rareté induit automatiquement une augmentation significative des prix des matières premières. Et dans la situation actuelle des entreprises, il est évident que cette hausse va se reporter sur le produit final, et donc le prix d’acquisition des produits finis pour le consommateur, des produits intermédiaires pour les PME mais aussi pour les entreprises plus importantes comme celles de notre Club. Donc, nous pourrions faire face à une remontée de l’inflation…

EA : La flambée des prix de nos produits finis sur les marchés de consommation est-elle inéluctable ?

René Masson : Je pense effectivement qu’il y a un risque important et l’ampleur dépendra du contexte mondial, notamment les grands accords commerciaux. Ce n’est plus un secret que l’administration Biden ne sera pas plus tendre avec la Chine… et donc nous voyons déjà cette dispute induire une menace de quotas d’exportation de la Chine pour certaines matières qui va impacter les USA, mais peut-être aussi le reste du monde.

EA : Aviez-vous anticipé cette crise ? Y a-t-il là aussi une guerre entre entreprises ? Les plus forts gagneront encore ?

René Masson : Anticiper, non ! Mais nous avons réagi très vite dès les premiers signes (càd fin 2020) pour limiter l’impact, notamment en terme de diversification de nos sources, comme je l’ai mentionné plus haut. Il est évident que les entreprises de plus grande taille ont plus de pression sur les fournisseurs, et donc risquent d’être mieux servies.

EA : Vous avez personnellement vécu cette réalité…

René Masson : Oui, et j’en veux pour preuve l’exemple de certains petits sous-traitants de pièces métalliques avec lesquels nous travaillons, en Italie. Ils viennent vers nous et crient au secours car ils n’ont plus d’acier pour fabriquer certaines pièces que nous leur sous-traitons.

EA : Et…

René Masson : Et donc nous utilisons notre puissance de multinationale pour essayer de leur procurer de l’acier auprès des grands producteurs. D’un autre côté, et pour en revenir à la question précédente, je ne sais pas si on peut appeler ceci une guerre mais, effectivement, chacun va faire pression, ajuster ses stratégies (prix, contrat long terme, partenariat…) pour obtenir la matière dont il a besoin.

EA : Si je m’appuie sur la thématique que nous venons d’aborder et qui a été partagée au Club des grandes entreprises, je me dis que voilà un endroit où non seulement on cause, on partage… mais on fait aussi avancer les choses !

René Masson : Vous avez tout compris. On y aborde des thématiques de premier plan, on partage des analyses… et la Chambre de commerce fait remonter ce qui est capital, via ses réseaux, vers les décideurs à tous niveaux de pouvoir. On est loin d’un club détaché des réalités de terrain puisqu’ici les membres sont des hommes d’action au quotidien…